Il y a des tabous dans nos sociétés que tout un chacun se garde bien de transgresser dans la mesure du possible. Parmi ces tabous figurent le meurtre, les relations charnelles avec ascendant, ou plus communément nuire à son prochain. Pourtant, certaines personnes s’adonnent allègrement au parricide et sombrent sans retenue dans le complexe d’Œdipe. Il se peut même que quand un certain sang coule dans vos veines, il soit difficile de résister à la sensualité et aux conséquences qui vont avec. Un exemple de ce type de sang est celui des Karamazov, la famille au cœur du merveilleux roman dramatique de Dostoïevski : « Les Frères Karamazov ». Les frères Karamazov sont une fratrie de trois enfants : Dmitri, né d’un premier mariage, est l’ainé de la famille et le farouche rival de son père, Fiodor ; ses deux autres frères, Ivan et Alexéi – Aliocha pour les intimes —, étant nés d’un second mariage. À l’image de leur père, tous les Karamazov sont « méchants et sentimentaux » à l’exception du benjamin Aliocha qui ne prendra que le côté sentimental et rentrera même dans les ordres. Comme Amlet, le personnage de Shakespeare, ou Œdipe, celui de Sophocle, Dmitri, le personnage central du roman « Les frères Karamazov », rêve de tuer son père, Fiodor Pavlovitch Karamazov, et coucher non pas avec sa mère qui est décédée, mais avec la femme convoitée par son père. Père et fils sont irréconciliables à tel point que dans un excès de colère ce dernier se demande : « Pourquoi un tel homme existe-t-il ? » Dmitri veut voir son père six pieds sous terre, d’ailleurs il ne s’en cache nullement et l’affirme à qui veut l’entendre. Mais, disons-le tout de suite, Fiodor est un père spécial, un vrai « bouffon » comme il aime à s’appeler lui-même. Quand il s’agit de s’humilier en public, s’adonner à la boisson et à la sensualité, Fiodor répond toujours présent. « Je veux vivre jusqu’à la fin dans le libertinage », affirmait-il. En revanche, il ne faut pas compter sur lui pour s’occuper de ses enfants, tâche ardue qu’il délègue volontiers à son valet, Grigori, et ainsi dégager de ses obligations parentales, il pouvait s’adonner librement à ses vices. « Il ne suffit pas d’engendrer pour être père, il faut encore mériter ce titre », diront certains. Son comportement est certes condamnable, mais Fiodor n’est pas le seul « mauvais » géniteur de la planète, d’autres comme lui se dérobent à leurs obligations. Non, ce qui fait la particularité de Fiodor, c’est qu’en plus de duper ses enfants sur l’héritage de leurs mères, il s’est amouraché d’une femme « fatale », Grouchegnka, trois fois plus jeune que lui et à qui il est prêt à léguer toute sa fortune y compris l’héritage de ses enfants. Et c’est pour cette même Grouchegnka qu’il tente d’envoyer son fils Dmitri en prison, se débarrassant ainsi d’un rival devenu un peu trop encombrant. Fiodor est décidément un être bien infâme et il pousse cette infamie jusqu’à engrosser une simple d’esprit qui errait dans la rue, lors d’une soirée de beuverie, et qui lui donnera un fils du nom de Smerdiakov qui jouera également un rôle prépondérant dans ce drame familial. Si Fiodor est loin d’être le papa de l’année, Dmitri, son fils, a lui aussi son lot de casseroles. Hédoniste comme son père, il a lui aussi la mauvaise idée de s’amouracher de Grouchegnka alors qu’il était parti la voir au départ pour la battre. Il faut dire que Grouchegnka « était belle, fort belle, une beauté russe, celle qui suscite tant de passions (…) c’était la beauté du diable, beauté éphémère, si fréquente chez la femme russe. » Tout un programme donc ! Depuis, atteint d’une jalousie maladive, Dmitri passe son temps à épier la maison de son père afin d’empêcher que ce dernier possède Grouchegnka à qui il avait promis trois mille roubles si elle daignait venir chez lui. Pendant ce temps, la fiancée de Dmitri, Catherine Ivanovna, est l’objet d’une cour assidue de la part de son beau-frère et le tout avec la bénédiction de son fiancé… Drôle d’histoire ? Non, drôle de famille ! Quoi qu’il en soit, sur fond de jalousie entre fils et père, ce dernier sera assassiné un soir chez lui alors qu’il attendait anxieusement, comme tous les soirs, la venue de Grouchegnka. Dmitri est tout naturellement suspecté. Mais est-ce vraiment lui le parricide ? Dans « Les Frères Karamazov », Dostoievski montre, plus que jamais, son côté moralisateur comme pour marteler une énième fois, au cas où cela n’aurait pas été assimilé, que le crime ne payait pas. Mais sous ses airs moralisateurs, Dostoïevski est lui-même un grand pécheur et un joueur invétéré, qualité qui lui vaudra beaucoup d’ennuis. « Tout homme recèle un démon en lui », écrivait-il. « Chez les riches, la solitude et le suicide spirituel ; chez les pauvres, l’envie et le meurtre ». Et comme souvent chez Dostoïevski, les questions existentielles — comme : « Pourquoi a-t-on des remords ? », quel serait le rapport de l’homme à la vertu si Dieu n’existait pas ? — sont abordées sous un angle philosophique. À travers « Les Frères Karamazov », l’auteur dresse également un tableau de l’état de la justice russe de son époque et de ce que devrait être la justice : un outil du vivre ensemble qui « n’a pas uniquement pour but de châtier, mais aussi de relever un être perdu ». Dans nos sociétés actuelles, nous oublions volontiers le côté rédemption pour nous concentrer sur la punition. Et enfin, parce que ce chef-d’œuvre de Dostoevski nous invite à voir l’être humain dans sa globalité et à prendre en compte sa dualité, il mériterait d’être lu et relu par le plus grand nombre.