Il est indéniable qu’il s’est produit un petit tremblement de terre dans le monde de la littérature féminine : E.L James a vendu des millions d’exemplaires de sa trilogie « 50 nuances de Grey » et généré des millions d’euros de bénéfices. Deux ans après sa sortie, la trilogie est toujours en tête des ventes sur les sites de ventes en ligne (6e chez Amazon.fr et continue à grappiller des places). C’est le livre le plus rapidement vendu depuis un moment aussi bien en format numérique que sur support papier. C’est le livre pour adulte le plus vendu de tous les temps. On ne va pas le comparer, bien entendu, à Harry Potter qui est aussi un best-seller, mais disons que ce n’est pas le même genre. Pour être tout à fait juste, il faudrait dire : un roman autre qu’Harry Potter, le plus rapidement vendu dans le monde. Bien entendu, 50 nuances de Grey a un contenu explicitement adulte, pour mettre les pieds dans le plat : disons... carrément sexuel, contrairement à l’angélique Harry Potter qui fait figure de Sainte Bible à côté.
La trilogie met en scène Anastasia Steele, une jeune fille, qui tombe amoureuse d’un jeune milliardaire, Christian Grey. Ce dernier apprécie le sexe uniquement s’il est formellement accompagné de châtiments corporels infligés avec style. La trame narrative est plutôt molle – les dialogues improbables (« Je suis très riche, mademoiselle Steele, et j’ai des passe-temps onéreux et passionnants ») ; une piètre description ; des tics irritants (un conflit perpétuel entre le « subconscient » de Steele, qui ne résiste jamais longtemps, et sa « déesse intérieure », qui fait constamment la moue et rêve d’affranchissement) ; et un monologue intérieur qui se traduit comme ceci… « mon dieu, qu’est qu’il est excitant ! »
Il n’y a que les rapports dominants-dominés qui intéressent Christian Grey (avec quand même des « limites strictes » - pas de brûlure, pas de matières fécales, pas de bain de sang, pas d’enfants ou d’animaux, pas de scarification, pas d’instruments gynécologiques, pas de suffocation et encore moins de décharge électrique – je paraphrase par souci de concision). Anastasia Steele, quant à elle, veut juste une relation stable, un petit ami ordinaire (quoi que, est-ce vraiment ce qu’elle veut ? … hi hi hi, passons). C’est de 50 nuances de Grey dont je parle ici. Nous reviendrons à « 50 nuances plus sombres » plus tard. Purée ! Je suis infecté par le style grave et saccadé de James. Après 1600 pages, vous le serez-vous aussi.
Il y a quelques scènes de fessée dans les romans de Jilly Cooper (Rivals, Riders), et le genre romanesque (par opposition au chicklit) verrait ses nombres de pages fondre comme neige au soleil si aucun personnage n’était attaché à un lit avec une écharpe, mais cela est une tout autre histoire. Le succès de « 50 nuances de Grey » a étonné jusqu’aux éditeurs, ces derniers pensaient savoir ce que les femmes voulaient. C’est comme si vous êtes marié à une personne depuis 20 ans et tout à coup vous découvrez qu’elle aime le fist (pour celles qui ne savent pas ce que c’est, je ne ferai pas de traduction, un seul indice cependant, fist veut dire poing…). Ceux qui aiment expliquer toutes les nouvelles tendances par les nouvelles technologies ont avancé cette explication : les femmes qui ne voulaient pas être vues avec des livres obscènes dans le métro peuvent maintenant le faire sans appréhension sur Kindle et autres lisseuses, et ceci aurait permis de relancer les ventes de toute une industrie.
L’élément inattendu c’est que la honte de la fiction érotique est en grande partie due à l’imagination, et une fois que les gens sautent le pas et lisent ce genre d’œuvre, ils sont heureux d’en parler ouvertement autour d’eux. C’est le bouche-à-oreille qui a permis de lancer la version papier de « 50 nuances de Grey » au détriment de la version électronique.
Quelle est votre position sur l’érotisme dans l’espace public ? L’autre jour, dans le métro, 3 jeunes filles en conciliabule, se délectaient de la version papier du livre (et dieu seul sait combien le lisent sur leur Kindle), dans un autre groupe, une femme murmurait à son amie : « il n’est pas un peu trop tôt pour lire ce genre de chose ? », comme s’il y avait un moment consacré à l’érotisme, et que nous savions tous quand c’était. Après le déjeuner ? Au coucher du soleil ? Ces propos sont incohérents, bien que je puisse comprendre que certains ne veulent pas s’émoustiller sur le chemin du travail.
Il est intéressant de voir à quel point la frontière entre haute et basse culture est devenue floue. Il est ainsi aussi acceptable de lire Challenges que de regarder les télés crochets, comme les différentes émissions de musique pour ne pas les citer. Parce que l’érotisme est un marché de niche qui en est à ses débuts, cette révolution culturelle a pris plus de temps à l’atteindre, même si les mentalités changent à son égard. À ce titre, « 50 nuances de Grey » emprunte le chemin tumultueux des Harlequin qui, autrefois, suscitait aussi de l’embarras.
Mais, il n’y a pas que cela. Tout d’abord, la raison pour laquelle les scènes de sexes sont difficiles à écrire tient au fait qu’il faut saisir les changements de rythme, plutôt qu’au sexe en lui-même. Il est extrêmement difficile d’écrire une histoire ordinaire entrecoupée de scène de sexe, tout comme il serait difficile de raconter une histoire parsemée de détail sexuel explicite. Voilà pourquoi les Britanniques, toujours à l’avant-garde, ont créé le « Bad Sex in Fiction Awards » qui récompense les auteurs, même les plus connus, pour leur scène de sexe peu affriolant. En essayant de décrire le sexe de façon banale, vous obtenez une scène de sexe affligeante.
Les scènes de sexe de James ne sont pas fortuites, elles sont la chaire de l’intrigue, le nœud du conflit, la clé pour au moins un sinon les deux personnages centraux. Ce n’est pas un livre avec du sexe, c’est un livre de sexe. L’auteure Catherine Millet a écrit : « Pour moi, un livre pornographique est fonctionnel, et écrit pour susciter de l’excitation. Si vous voulez parler de sexe dans un roman ou tout autre écrit « ambitieux », de nos jours, au 21e siècle, vous devez être explicite. La métaphore ne marche plus. » Je ne sais pas si les écrits de James sont aussi ambitieux, mais elle a mis un point d’honneur à ne pas être métaphorique.
Les SS auraient pu écrire des œuvres sadomasochistes, mais le problème avec les sadiques c’est qu’ils exagèrent toujours. Ils ne se préoccupent pas du côté masochiste, c’est la description de leur métier qui le leur interdit. Si le marquis de Sade pense que le commun des mortels est soumis au point d’accepter qu’on fasse des cabrioles sur son dos à le casser, il rêve ! À l’inverse, le savant mélange entre masochisme, naïveté et sadisme, voilà ce qui a fait le succès du premier tome de la trilogie.
Le second tome est plus mitigé et écrit dans la précipitation afin de monétiser la marque. Le petit côté déviant est en partie amputé, et l’évolution vers une sexualité laborieuse basée sur la domination semble habiter l’auteure. Ses fantasmes se muent à ce qu’elle voudrait comme cadeau si elle sortait avec un milliardaire (un iPad. Une Audi. Non, une Saab ! Non ça ne semble pas très cher. OK, OK, juste une Saab alors, mais avec des vêtements, et pourquoi pas un bikini à 600 euros… quel gâchis, et pourtant qu’est-ce que ça m’excite et qu’est-ce que mes seins semblent dures). Bref, l’excitation purement sexuelle a laissé place à l’excitation induite par la possession matérielle.
Maintenant nous sommes à la recherche d’un livre dont la lecture nous mettrait mal à l’aise dans le métro. Un livre qui nous ferait voir la façon dont les yeux de la lectrice brillent, et comment elle se mord instinctivement les lèvres.
Le lien entre les tomes est tellement maladroit qu’il faut aller voir ailleurs après le premier tome (« il pense qu’il ne mérite pas d’être aimé. Pourquoi ce sentiment. Est-ce à cause de son éducation ? De sa mère biologique, une prostituée camée ? »). Le besoin de l’intrigue conduit à un véritable spectacle d’horreur gothique et, dépourvu de ses déviances, Christian Grey est juste un dominateur désagréable qui, il y a 30 ans à peine, aucune héroïne saine d’esprit n’aurait consenti à épouser, mais putain de bordel de merde qu’est qu’il est chaud ce mec !
Le troisième volet de la trilogie, « 50 nuances plus claires » est… hey, qu’est-ce que je suis en train de faire ? Vous allez le lire. Bien sûr que vous allez le lire. Vous l’avez probablement déjà lu.